Entretien avec Ambre Charpagne, master CCS, parcours Humanités Environnementales, stagiaire pour le projet “Recherche-création autour des affects éco-anxieux. Une approche sensible des enjeux de santé”, ayant bénéficié d’une bourse de stage ELIT en 2023
Hugo Doux : Merci d’avoir accepté cet entretien. Dans un premier temps, peux-tu nous présenter ton parcours académique ainsi que le contexte dans lequel tu as réalisé ce stage ?
Ambre Charpagne : Quand j’ai intégré le master d’humanités environnementales de Nantes Université1 , j’avais déjà deux masters, un master de médiation et un master aux Beaux-Arts. Mon but c’était de faire de la recherche en lien avec ma pratique artistique, mais de pouvoir ancrer ces questionnements de sciences humaines sur un territoire donné. Quand on parle d’écologie, tous les rapports qu’on a sont à des très très grandes échelles. Pour moi ça fait partie de ce problème de la conscience écologique, c’est toujours des choses qui ne sont pas accessibles humainement parlant, ça nous échappe quelque part. Le fait de revenir à quelque chose de plus territorial ça permet de rendre les choses concrètes. Quand j’ai postulé dans le master d’humanités environnementales, j’ai parlé de ce projet de recherche que j’avais. Je travaille sur les affects en général, les émotions, même dans ma pratique artistique. Donc, je voulais absolument ancrer mon travail autour des affects éco-anxieux. Mais il me manquait un terrain. C’est là que j’ai discuté avec Elsa Cariou, géologue, qui coordonne le projet OdyséÎles à l’île d’Yeu. Elle m’a expliqué qu’ils étaient déjà dans des formats arts et sciences, et que mon profil et mon projet de recherche pouvaient les intéresser dans le cadre d’un stage2.
Hugo Doux : Comment as-tu été intégrée au sein du projet OdyséÎles ?
Ambre Charpagne : Ce qui m’intéressait c’était déjà de pouvoir m’imprégner du quotidien des habitants, c’était vraiment la chose la plus importante parce que je ne vis pas là-bas, je n’ai pas la notion des problèmes qui se posent. Qu’est-ce que ça veut dire être insulaire aujourd’hui sachant que ces territoires vont être les plus sujets aux problèmes climatiques futurs ? En discutant avec les habitants ce qui m’a marqué c’est que les générations plus âgées se sentaient moins concernées par les enjeux écologiques parce qu’ils avaient d’autres problèmes d’urgence à gérer, notamment en lien avec l’économie de l’île, le tourisme ou les limitations de la pêche. Finalement, les générations les plus concernées c’étaient les jeunes générations. Elsa m’a donc proposé de me rattacher à un volet du projet OdyséÎles mené avec la classe de 5ème du collège de Sicardières, au centre de l’île, avec qui ils avaient fait avec les enfants des cartes affectives.
Hugo Doux : En quoi consistait ce travail de cartographie ?
Ambre Charpagne : Les cartes affectives qui avaient déjà été réalisées portaient sur les affects positifs comme négatifs des enfants sur l’île, où est-ce qu’ils se sentent bien ou mal, où est-ce qu’ils ont grandi, quels lieux ont-ils peur de voir changer, etc. Moi j’allais là-bas pour faire des captations sonores, toute ma recherche création a été faite autour des affects éco-anxieux. J’ai une pratique qui est assez pluridisciplinaire, mais là je voulais vraiment me concentrer sur le son. Ça a été une contrainte sans en être vraiment une parce que ça me permettait de me focaliser sur un médium et en même temps de pouvoir l’explorer au maximum en ayant un peu de données précises parce que 6 mois c’est très court. Je voulais faire des captations de l’île, refaire une cartographie mais par le son. Je me suis basée sur les témoignages des enfants pour faire des clusters affectifs de ces lieux et proposer un périple autour de l’île ponctué de lieux précis.
Hugo Doux : Comment s’est matérialisée la dimension artistique de ce travail de recherche-création ?
Ambre Charpagne : J’ai fait une pièce artistique pour ma soutenance de stage qui s’avérait être une sorte de conférence performée. C’était un format de 30 minutes de performance sonore où je me présentais en tant que « archéo-acousticienne », c’est-à-dire que j’étais une scientifique du futur qui s’intéressait à l’eau. J’avais imaginé une fiction où on pouvait retrouver une sorte de mémoire dans l’eau. J’avais imprimé une carte de l’île d’Yeu entièrement en 3D en mettant des fioles d’eau que j’avais prises sur l’île là où j’avais fait mes captations sonores et il y avait toute une fiction où je disais qu’on allait réécouter tous les endroits par où l’eau était passée, quels vivants et non-vivants de l’île elle avait traversé. Dans cette fiction on comprenait au fur et à mesure que l’île d’Yeu avait été totalement engloutie 500 ans plus tard. C’était un moyen de restituer une mémoire et donc de donner aussi une sorte de fiction possible parce que dans 500 ans si tous les glaciers fondent il y a de fortes chances que l’île soit sous l’eau. Moi, c’est ça qui m’intéresse dans ces formats de médiation scientifique et c’est ce que j’aimerais faire par la suite, c’est vraiment essayer de se projeter dans le futur pour questionner tout ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui.
Hugo Doux : Comment ton travail de recherche-création artistique s’est-il articulé aux travaux de recherche scientifique déjà présents sur l’île ? Est-ce qu’il y a eu des transferts ou une co-production de certains résultats à la fois artistiques et scientifiques ?
Ambre Charpagne : Les chercheurs sur l’île n’avaient pas l’habitude des captations sonores et ça les intéressait. L’un d’eux, géologue lui aussi, a un programme qui lui permet de faire des vues 360° des lieux. Dans l’idée, ils aimeraient bien reprendre tous les endroits où je suis allée pour le son pour refaire une cartographie pour permettre aux gens de s’immerger numériquement, de voir le lieu à 360° et d’écouter le son enregistré à ce moment-là. Certaines données peuvent être intéressantes par exemple des fois on peut entendre certains types d’oiseau qu’on entendra peut-être plus à cet endroit donné. Aussi, avec Elsa nous avons eu de nombreux échanges et débats autour de l’utilisation et de la définition du concept d’Anthropocène parce que ce sont les géologues qui déterminent l’époque dans laquelle on se trouve. Elsa a aussi pris d’autres stagiaires du master d’humanités environnementales et d’autres domaines, donc le but c’était aussi de faire des liens, d’enrichir la recherche de l’île en général.
Hugo Doux : Est-ce que dans tes échanges tu as pu identifier à la fois des similarités et des différences dans l’activité de recherche artistique et l’activité de recherche scientifique ?
Ambre Charpagne : Je pense que ça diffère par rapport aux outils. Pour moi il n’y a pas de distinction, on est toutes et tous dans un processus de recherche. C’est ça que je trouve intéressant dans ces démarches, c’est qu’on comprend bien que ces frontières sont poreuses et, en même temps, je sens du côté scientifique que chacun est bien à sa place quand même. Dans le sens où je n’ai pas fait d’études scientifiques, il y a des choses que je ne suis pas à même de saisir et pourtant je peux les saisir d’une autre manière. J’utilise parfois des objets qui peuvent être très électroniques et en même temps je ne me mets pas de limites dans mes sources. Je peux être autant intéressée par le point de vue d’un philosophe ou d’un sociologue, que d’un chercheur en sciences de la nature. Il n’y avait pas vraiment une source hors domaine qui arrivait pour donner un argument ou un contre-argument par exemple. Donc les outils je pense que c’est vraiment ça que je vais essayer de définir si je continue dans cette voie-là. C’est de définir vraiment ce que sont les outils des artistes, ce qu’ils ont de différent justement avec ceux des chercheurs scientifiques.
Hugo Doux : Est-ce que tu dirais que cet éclectisme un peu disciplinaire que tu arrives à mettre en œuvre c’est lié à la fois à ta formation au Beaux-Arts et à celle du master d’humanités environnementales ?
Ambre Charpagne : Déjà le fait d’avoir fait les Beaux-Arts et d’arriver dans un master de sciences humaines au début j’étais même étonnée d’être prise, n’ayant pas les bases de licence dans certaines disciplines. Mais le master ça m’a clairement permis de m’ouvrir encore plus. Ils ont aussi une volonté de sortir des disciplines, les matières sont très variées et tout est mis sur une horizontalité, c’est à dire qu’il n’y a pas une matière qui est plus valorisée que l’autre. Au final, je me suis dit autant continuer sur cette lancée, avoir plein de points de vue, voir plein de choses différentes.
Hugo Doux : Est-ce que la pratique de la recherche-création artistique dans un cadre construit pour la recherche scientifique présente certaines difficultés ?
Ambre Charpagne : La recherche création ça reste quelque chose d’assez original, c’est super que la fac s’ouvre à des gens comme moi. L’université est dans cette dynamique d’ouverture mais je sens que le système qui héberge ça ne s’adapte pas à ces formes différentes de recherche. Il y a plein de questions soulevées sur le suivi de ces formes de recherche, par exemple il y a des problèmes de temporalité avec les prestataires fournissant les matériaux pour les productions artistiques. Au-delà de ma performance de soutenance, j’ai aussi fourni un mémoire, sous le format d’un écrit assez conventionnel. Par contre, pour la soutenance mon jury est arrivé avec un barème de soutenance classique. A partir du moment où tout le temps de la soutenance je me suis faite passer pour quelqu’un d’autre, qu’on était dans la fiction tout le temps de la soutenance, ça a pu être un peu déroutant je pense. Mais il y a eu une discussion pour expliquer la démarche après, c’était le but, je pense qu’ils ont plus évalué ça que la pièce artistique. Je me suis quand même approprié ce format de soutenance, je savais que j’allais me tenir face à des gens, donc il fallait que j’intègre ça dans ma fiction, que j’allais faire une restitution scientifique, donc autant jouer de ça et l’intégrer dans la création et dire que je fais une conférence scientifique mais qui se passe dans le futur.
Entretien réalisé le 6 octobre 2023, 14h, sur Zoom par Hugo Doux,
étudiant – chargé de communication et de valorisation de la recherche (en poste au sein du réseau ELIT de septembre 2023 à janvier 2024)
- Pour en savoir plus sur la genèse de ce master, nous vous invitons à lire le billet “Au cœur de l’interdisciplinarité : Retour d’expérience sur le master Humanités environnementales de Nantes Université – par Sylvie Nail” [↩]
- Afin d’accompagner l’émergence de projets et collaborations interdisciplinaires associant les SHS aux sciences de l’ingénieur et/ou de la santé autour des enjeux de la santé et de l’industrie du futur, le réseau de recherche ELIT soutient des projets interdisciplinaires au travers d’un dispositif de bourses de stage pour des étudiant·e·s en M1 ou M2. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugo Doux (13 février 2024). Entretien avec Ambre Charpagne, master CCS, parcours Humanités Environnementales, stagiaire pour le projet “Recherche-création autour des affects éco-anxieux. Une approche sensible des enjeux de santé”, ayant bénéficié d’une bourse de stage ELIT en 2023. ELIT (Elaborating Interdisciplinarity with SSH). Consulté le 21 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/vtsk